PÉRIGNAC : PAICHEL ET LORD WALTER BACON

C’est alors que la providence voulut qu’il découvre son brave chien vers les deux heures de l’après-midi. Il était entouré de jeunes collégiens qui lui offraient des morceaux de sandwich en l’appelant à eux par divers noms comme : Tex, Rex, Ben, Tocker, Willy, etc... Ce n’est que lorsqu’il entendit une voix l’appeler “SAUCISSE” que le chien affamé s’élança joyeusement en direction de celle-ci. Le professeur n’avait jamais encore vu son chien aussi excité de sa vie. La bête sautait autour de lui et les jeunes collégiens amusés s’empressèrent de s’informer sur ce joli chien de chasse. Le professeur remercia tout d’abord ces garçons d’avoir bien voulu nourrir son Saucisse et finit par leur avouer qu’il était très inquiet à son sujet du fait que l’animal était “aveugle”. Les collégiens émus flattaient la bête en se disant entre eux: “Ce n’est pas drôle d’être aveugle !” Le professeur expliqua d’ailleurs aux jeunes intéressés que son chien avait perdu la vue, suite à de mauvais traitements infligés par son ancien maître. Les collégiens secouaient tristement la tête mais durent ensuite s’éloigner à l’appel de leur moniteur qui souffla deux fois dans son sifflet avant de leur demander de prendre leur rang. “Aux pas messieurs jusqu’au collège, une... deux... une... deux... une... deux...”

Heureusement que Saucisse n’a pas quitté ce parc après sa course qui fut de courte durée. En effet, ces jeunes garçons se trouvaient devant lui pour tenter de lui saisir la laisse. Ils étaient assez intelligents pour comprendre que ce chien venait sans doute de s’échapper de son maître, sans quoi, il n’aurait pas cette corde autour du cou. Puis, une fois maîtrisé, Saucisse accepta de manger les restes de leurs sandwichs.

- Mais que s’est-il passé mon pauvre Saucisse, demanda le professeur qui ne pouvait voir l’autre chien. Où est donc Walter ?

- Des gens l’ont enlevé mon maître et ils vont l’assassiner à la fourrière, jappa alors la bête attristée.

- Bon, j’ai compris ! J’aurais dû me douter qu’il vous fallait des médailles ! Alors il vaudrait mieux que je te ramène à la maison avant d’aller chercher Walter à la fourrière.

Chemin faisant, notre homme et son chien entendirent d’étranges aboiements mais n’y firent pas attention. Mais juste devant sa porte qui donnait dans la ruelle, le professeur étonné vit ce cher Walter qui jappait parmi trente autres chiens : “Vite, vite, les gardiens sont à notre poursuite...” Paichel s’empressa d’ouvrir sa porte à ces “réfugiés” à quatre pattes. Tous les chiens fuirent à l’intérieur sans prendre le temps de faire connaissance avec le locataire du logis.

- Mais qu’est-ce qui vous a pris Walter de conduire tous ces chiens ici ?

- Excusez-moi professeur, lui répondit le chien blanc après avoir sauté sur la porte pour la refermer rapidement. Ils doivent être tout près d’ici ces maudits tortionnaires de malheur ! Je vous prie d’excuser la présence de mes amis, mais je ne pouvais pas les abandonner après notre évasion. Nous avons profité du moment précis où nos bourreaux ouvraient la porte de notre prison pour nous échapper. Mes amis suivirent mes conseils en fonçant sur la porte à peine entrouverte. Puis sans attendre, nous avons sauté sur nos gardiens afin de les projeter par terre. Cela nous donna le temps de nous sauver.

- Ainsi, me voilà devenu l’hôte de fugitifs Walter ? Et comment croyez-vous pouvoir subvenir aux besoins de vos amis mon cher ?

- Professeur, si le destin me permet de redevenir un homme, je vous jure de m’occuper de tous ces chiens errants qui ne demandent pas grand chose en réalité. Avec un peu d’eau, un peu de nourriture et beaucoup d’affection, ces pauvres bêtes pourraient “reprendre du poil de la bête”, si je peux m’exprimer ainsi. Une fois désinfectés, brossés et bien soignés, mes amis errants pourront faire honneur à leur race respective. Vous avez vu ce gros tas de poil cotonneux qui jappe dans le coin là? Hé bien ! Croirait-on qu’il s’agit d’un caniche “pure race”. Puis ce bouledogue (bull-dog) à l’allure de boxeur, n’est-il pas aussi racé que le taureau de corrida ! Puis...

Walter vit alors des larmes s’écouler sur les joues du professeur. Il regardait ces chiens d’un air complaisant mais on aurait dit que l’homme était plongé dans ses souvenirs. Il disait d’une voix émue :

- Oui, comme un taureau mon cher Walter. Tu n’as jamais connu Brutus ! Oh, c’était une belle bête. Jamais un autre taureau ne possédera la force de celui qui pouvait défoncer une lourde porte sans la moindre difficulté. Il était vraiment beau et fort ce Brutus!

- Brutus? Mais de qui parlez-vous professeur, lui demanda le chien étonné.

- Vous avez raison Walter, ce souvenir me revient de si loin que je ne devrais même pas évoquer le nom de ce taureau du moyen âge. Je pense que vos amis ont faim et soif mon cher Walter. Vous voulez bien vous occuper de vos invités pendant que j’irai acheter du pain et du pâté ? Puis vous devez avoir faim ?

- Oh, oui professeur, mais pas question de gaspiller vos sous pour m’acheter des filets mignons, n’est-ce pas? Du bon pain et du lait feront mon affaire. Je préférerais que vous économisiez sur moi afin d’acheter du pâté pour mes amis.

- Oh, mais c’est très noble de votre part Walter. Je pense que nous pourrions devenir de bons amis après tout!

- Je le pense également professeur. Vous devriez alors m’aider à redevenir ce noble Lord Walter Bacon ! Mais rassurez-vous, ce triste orgueilleux et vaniteux a finalement compris que l’argent n’est pas le meilleur allié des hommes. Il a fallu que je me retrouve parmi ces chiens errants pour admettre que je n’étais pas plus important qu’eux dans la société. Lorsque je possédais la richesse professeur, j’avais le monde à mes pieds mais personne qui désirait l’amitié d’un riche prétentieux. Dans cette fourrière roulante, les chiens m’ont enseigné la solidarité, l’amitié dans une épreuve commune et le goût de vivre pour aider ceux qui souffrent dans leur silence. Nous n’étions que des chiens errants professeur, mais je me sentais moins ridicule parmi eux que dans mon magnifique manoir de Silverstone en compagnie de mes anciens amis de la haute société !

Le professeur opina lentement de la tête en souriant. Puis il lui caressa le front en disant joyeusement :

- Je pense que vous venez de réaliser simplement mon cher que la providence s’est servie de votre état animal pour vous apprendre l’humilité. Nous reparlerons certainement de cette possibilité de vous redonner votre ancien corps dès que vos amis auront mangé.

Le professeur quitta le logis en sifflant. Walter et Saucisse trouvèrent en son absence des coins où logeraient les fugitifs pour la nuit. Puis, le chien blanc chercha des bols et autres contenants pour dresser la table. Il tenait à voir ses amis agir comme des “ bien élevés”. Saucisse improvisa une table en traînant tout d’abord la couverture du lit de son maître Paichel sur le plancher et la déploya avec l’aide de trois autres chiens. Walter trouva des grosses chandelles sur un buffet recouvert de pièces de moteur et d’outils de toutes sortes. Il plaça un genre de gros lampion au milieu de la table en tissu rose et dit ensuite à Saucisse : “Ça va être parfait comme table. J’espère que le professeur acceptera de venir s’asseoir avec nous! Il s’agit de fêter la libération de mes amis. Je leur dois ma vie sauve”.

Au même instant entra le professeur dont les bras étaient chargés de sacs d’épicerie. Il se mit à rire de bon coeur en voyant les chiens qui jappaient joyeusement en demeurant sagement assis autour de la table.

Le professeur Paichel n’était pas du tout le genre d’homme à s’étonner des étranges aventures qui lui arrivaient dans la vie. Ainsi, le fait de voir trente chiens installés autour d’une table improvisée lui paru tout à fait normal. Il servit le pâté, le pain et le lait à ses invités sans s’étonner davantage d’entendre le gros bouledogue chanter ainsi le “God save the Queen”. Puis un petit bâtard de couleur chamoisée se mit à danser autour de la table, alors qu’un berger allemand s’amusait à tenir une miche de pain en équilibre sur son museau. Puis d’autres chiens racontaient des histoires un peu trop salées pour être répétées en publique. Il faut savoir que ces chiens errants n’étaient pas tous des “mâles”. Par conséquent, le professeur devait servir de “chaperon” afin d’empêcher quelques prétendants audacieux d’ennuyer une chienne noire du nom de “Peggy”.

Paichel passa tout de même une agréable soirée en compagnie de ses amis qui n’avaient nul besoin de boissons alcoolisées pour marcher à quatre pattes. Notre homme alluma volontiers les cierges et ferma les lumières afin de créer une ambiance tamisée. Puis ce fut les adieux. Puisque les gardiens ne ramassaient pas les animaux pendant la nuit, Walter dit ainsi à ses amis :

- Tout danger est à présent écarté mes amis. Vous pouvez vous en retourner dans vos rues favorites en espérant éviter dorénavant le collet de ces gens de la fourrière. Toutefois, si le professeur veut bien remplir nos bols de lait, nous porterons un “toast” à notre amitié avant de nous quitter.

- Ah, mais je veux bien remplir vos bols mes amis, s’exclama le professeur en se levant et en se dirigeant vers sa glacière. Je me joindrai même à vous pour ce toast d’amitié.

Tous les bols furent remplis et le professeur s’agenouilla devant le sien afin de boire son lait en se servant de sa langue. Un bruit de clapotis remplissait la pièce car nos amis s’empressaient de boire ce dernier bol rapidement. Puis, un chien ayant sans doute conservé ses origines russes se servit de sa gueule pour lancer son bol sur le mur. Paichel qui connaissait très bien ces traditions, lança également son bol par-dessus une épaule en criant : “Allons-y pour un bol ; c’est moins cher qu’un verre en cristal mes amis !” Alors tous les récipients se brisèrent sur le mur. Puis, finalement, les chiens errants quittèrent le logis après avoir donné la patte à leurs amis Walter, Saucisse et Paichel.

Le professeur retourna s’asseoir par terre afin de discuter sérieusement avec Walter. Saucisse, pour sa part, préféra s’étendre près du poêle et s’endormit rapidement. Le chien blanc dit alors au professeur qui pipait tout en lui préparant la sienne en la bourrant soigneusement :

- Professeur, je dois vous avouer que j’ai revu Maître Roger hier soir.

- Vous ne m’apprenez rien mon cher Walter. Je dormais profondément mais j’ai parfaitement entendu votre conversation. Je trouve toutefois que vous avez manqué de considération en me traitant de “un peu fou-fou” et de bizarre.

- Oh, je m’en excuse professeur ; d’autant plus que c’est loin de ma pensée à présent. Mais comment faites-vous pour entendre ce qui se dit autour de vous lorsque vous dormez professeur?

- Je ne sais pas Walter, c’est un don du ciel je pense ! Tenez, voilà votre pipe.

- Merci professeur. Mais puisque vous avez entendu notre conversation, vous savez de quoi nous parlions exactement ?

- De transmutation mon cher ! Votre Maître Roger prétend cependant me connaître mais je ne peux me souvenir de l’avoir vu une seule fois. J’écoutais sa voix mais je ne peux savoir de qui il s’agit. Je peux entendre parfaitement tout mon cher mais je ne vois les choses qu’en rêve. Ainsi, puisque je dormais profondément, vous me pardonnerez de ne pas avoir vu le visage de votre Maître Roger.

- Mais vous avez cependant fort bien entendu ses propos au sujet des objets que vous cachez dans cette armoire au fond de la pièce?

- Oui, j’ai parfaitement compris sans que votre maître vous le dise également qu’il a volé mon coffre en or massif ! C’est pour cela que je suis quelque peu réticent à vous offrir mon aide. Vous devez comprendre Walter que j’ai découvert un trésor sous mon ancien cottage et si les objets qu’il contenait sont demeurés en ma possession, le coffre a pour sa part été volé ! Je ne sais pas par quelle loi se donne-t-on le droit de prendre le bien d’autrui lorsqu’on est un “fantôme”, mais cela me déplaît beaucoup.

- De quel coffre parlez-vous professeur? Pouvez-vous me le décrire?

- Oui, c’est un coffre en or massif, orné de symboles Égyptiens.

- Avec deux grosses poignées sculptées n’est-ce pas professeur?

- Exactement Walter. Mais pourquoi riez-vous mon cher ?

- Mais parce que je connais fort bien ce coffre professeur. Il appartenait au bon Maître Roger. Il y rangeait ses vases et ses grimoires secrets.

- Hum, alors je comprends tout, murmura le pauvre homme en pipant nerveusement.

- Vous comprenez que ce coffre est retourné simplement à son propriétaire, n’est-ce pas?

- En effet, en effet. Mais il y a beaucoup plus que cela. Voyez-vous, j’ai vécu toutes sortes d’aventures dans ma vie mais je n’ai jamais appris à LIRE ET À ÉCRIRE. Chaque fois que j’ai tenté de m’instruire, les événements m’ont propulsé dans des aventures de toutes sortes. J’ai souvent cette impression d’être un genre D’INTERMÉDIAIRE entre le monde connu et un autre monde encore inconnu des humains. Prenez cette aventure du coffre par exemple Walter. C’est moi qui le découvre mais je réalise finalement qu’il appartient à un maître qui désire mettre un terme à la condition physique de son élève Walter. Car c’est bien ainsi qu’il faut interpréter cette découverte. Votre maître s’est sans doute demandé comment s’y prendre pour vous redonner votre ancien corps. Alors il a trouvé dans L’ANNUAIRE des esprits serviables celui de “Paichel”, aventurier de métier, insensé de naissance, spécialiste des causes farfelues et enfin, pourquoi pas : CELUI QUI NE S’ÉTONNE D’AUCUNE ÉTRANGETÉ. C’est sans doute ce dernier point qui attire ainsi ma popularité auprès des êtres de ce “monde encore inconnu des hommes”. Votre maître mon cher Walter s’est alors prévalu de mes services pour que monsieur O’Meara me demande son aide, pour que je découvre ce coffre, pour que je le transporte ici avant votre arrivée et enfin pour que je vous aide à redevenir ce Lord Walter Bacon.

- Mais vous êtes drôle professeur!

- Vous ne me croyez pas mais cela m’importe peu après tout. Je sais que j’ai travaillé pour votre Maître Roger et probablement pour ce monsieur John Sonneper lorsque j’ai finalement libéré ses neveux et sa nièce de cette maison. Je vous le dis Walter, les êtres de l’invisible m’utilisent pour des causes qui doivent toutefois être nobles, amusantes, insensées ou importantes. Je me refuserais à suivre cependant les projets de mauvais malins. Heureusement que je crois en la puissance du Bon Dieu car c’est grâce à sa protection que je ne reçois que de bons contrats. Je vous semble quelque peu fou-fou mon cher, mais je n’y peux rien.

Le chien était fasciné par ses propos. Il lui dit sans détour :

- C’est incroyable professeur ! Mais avez-vous réalisé plusieurs contrats dans votre vie?

- Oh beaucoup mon cher ! J’ai même défendu il y a fort longtemps la cause des rats de France mais c’est une histoire qui remonte très loin vous savez !

- Mais quel âge avez-vous donc professeur ?

- Bien je ne peux me souvenir de mon âge exact puisque ce n’est pas important. Mais disons que je suis né au moyen âge, juste avant la fin de la guerre de cent ans, qui entre-nous, n’a jamais été la période noire comme les historiens se plaisent à le dire. Non, c’était un temps difficile à cause des stupides inquisiteurs mais aussi, un temps où les plus belles oeuvres d’art sortaient de la main des artisans. Évidemment, ce n’était pas le paradis car des grands Seigneurs féodaux aimaient se battre pour plus de pouvoir. Mais je dois avouer que c’est à cause de l’innocence et de la simplicité d’âme des gens de l’époque que les puissants ont fait tant de mal à tous et à chacun. Les gens du moyen âge étaient faciles à manipuler du fait qu’ils étaient très “superstitieux”. Ils croyaient tout ce que les autorités royales et religieuses voulaient bien leur faire croire. Le peuple était exactement comme cet enfant candide, trop innocent encore pour douter qu’on puisse lui mentir. Lorsque je tente de me représenter le moyen âge Walter, je vois un gros citron juteux qu’il suffisait de presser à volonté. Si des millions d’êtres ont péri entre les griffes de l’Inquisition, cela prouve à quel point le peuple s’est laissé emporter dans des causes qu’il était incapable de comprendre. C’est comme si l’on donnait des cailloux à des enfants pour qu’ils tuent les ombres qui les suivent dans un champ ! Non, le peuple était un enfant imaginatif, naïf et malheureusement incapable de se défendre contre le fanatisme des adultes de l’époque. S’ils avaient laissé le peuple suivre son esprit créatif, nous aurions aujourd’hui des milliers de jolies cathédrales, des monuments ornés de monsieur “tout le monde” en train de peindre naïvement la nature ou encore sculptant des petits anges pour ses enfants. Nous verrions encore des milliers de maisons décorées avec soin car à cette époque, les lucarnes d’une simple chaumière étaient sculptées par des artisans. Les gens aimaient immortaliser dans la pierre et le bois des souvenirs et des messages à leurs descendants.

- Malheureusement professeur, vous ne pourrez jamais changer l’image du moyen âge. L’histoire est écrite qu’on l’accepte ou non.

- Je le sais parfaitement Walter.

- Mais puisque vous dites être né au moyen âge, serais-je trop indiscret en vous demandant le “secret” de votre longévité professeur ? Car enfin, il n’est pas accordé à tous les hommes de vivre aussi longtemps n’est-ce pas !

Paichel lui fit un petit sourire candide avant de répondre :

- En effet Walter, disons que je suis né au moment précis où la roue du temps a cessé de tourner pour une fraction de seconde. Ainsi, logiquement, je serais né dans L’INTEMPOREL. Pour être plus précis, puisque le temps est “compté”, cette fraction de seconde qui lui manque doit être “replacée” quelque part. Mais voila, le Bon Dieu ne parvient pas à se décider où le placer dans l’histoire de l’humanité. Je sais que ce rapide dérèglement temporel équivaut à 84 ans terrestres car dès que j’arrive à vivre ce temps dans une époque, je disparais dans une autre afin d’y vivre un autre 84 ans. C’est ainsi depuis le moyen âge. L’une de mes escapades dans le temps m’a conduit à l’époque de l’Atlantide. Puis, juste avant cela, j’ai été propulsé à l’époque de l’homme des cavernes. Je dois avouer mon cher que les hommes de Néandertal m’ont considéré comme un Dieu ! Vous pouvez vous imaginer la réaction de nos gens s’ils devaient rencontrer demain un homme qui pratiquerait la lévitation devant eux ou encore, déplacerait des objets de quelques tonnes en se servant du “magnétisme” ? C’est pourtant ainsi que les humains se déplaceront dans les airs lorsqu’ils auront découvert les lois du magnétisme universel. Mais pour en revenir à mes amis les “primates” ou les primitifs, selon les points de vue, mes pauvres connaissances acquises au moyen âge passèrent à cette époque comme des sciences venues du “céleste déplacement des dieux”. En effet, mes amis croyaient que le déplacement des étoiles, de la lune et du soleil était le corps céleste qui bouge. Le mot Dieu signifiait à son origine : Ce qui est en mouvement dans le ciel. Ainsi, l’ombre qui bouge était divine tout comme l’hiver bougeait puisque cette saison venait en remplacer une autre. Comme je possédais quelques notions d’astrologie, d’astronomie, d’agronomie et d’études en mythologie, je me suis appliqué à instruire ces primitifs. Malheureusement, on ne peut enseigner grand chose en 84 ans ! J’ai disparu un matin sous les yeux plus qu’étonnés de mes élèves pour me retrouver dans une autre époque encore plus ancienne. Mais je suis persuadé Walter que je vais un jour découvrir quelque part dans les collines situées en Dordogne ( France ), un objet que ces gens ont sculpté de leur ami “Piu Piu”. Ce mot signifie simplement: qui a un menton poilu.

- Professeur Paichel, vous me fascinez par vos histoires. Mais vous êtes donc un “immortel”?

- Peut-être bien, peut-être bien après tout!

- C’est excitant de pouvoir vivre ainsi professeur !

- C’est intéressant, sans plus Walter. Vous semblez oublier mon cher que toutes mes aventures dans le temps m’ont fait rencontrer des gens que j’ai appris à aimer sans pour autant les garder auprès de moi. Je suis comme ce marcheur qui rencontre des amis sur une route qu’il sera le seul à poursuivre. J’ai laissé derrière moi non seulement de grands amis mais également des femmes que j’ai aimées tendrement. Pouvez-vous imaginer Walter ce sentiment qui me hante lorsque je visite des tombes qui ne contiennent même plus les cendres de ceux que vous avez aimés ? Le temps a effacé de l’histoire des gens que j’ai pourtant connus à “leur époque”. J’ai tenté de retrouver un jour l’endroit exact où le corps de ma bien-aimée Baichamelle a été déposée au moyen âge. Savez-vous ce que j’y ai découvert à l’endroit où jadis s’y trouvait un petit cimetière ? Il y avait là un centre commercial voyez-vous ? On ne peut empêcher le progrès et surtout désirer conserver le rythme de vie d’une époque. Elle doit céder sa place à une autre tout comme les hommes doivent se remplacer afin d’éviter de s’enliser dans les SOUVENIRS. Vous croyez Walter qu’il est facile pour moi de m’adapter à toutes ces époques si différentes du moyen âge sans doute ? Non, je pense que le Bon Dieu a eu pitié des hommes en limitant leurs souffrances et même leurs joies à vivre une seule époque à la fois. Vous voyez cela Walter ce qui arriverait à nos ancêtres qui voyageaient à cheval, s’ils devaient changer leurs montures contre des voitures de course ? Non, il n’y a que les jeunes qui puissent faire changer les choses car du fait qu’ils ne peuvent posséder le vécu de leurs parents, c’est vers l’avenir qu’ils trouvent leurs propres expériences.

- Mais vous allez sans doute me trouver indiscret professeur, mais conservez-vous toujours le même aspect physique lorsque vous apparaissez dans une époque?

- Oui, j’aimerais parfois redevenir un nouveau-né ou du moins un jeune homme dans la vingtaine. C’est toutefois dans ma peau de cinquante ans que j’ai vécu au moyen âge, jusqu’à quatre-vingt-quatre ans vous savez ! Puis, j’ai disparu un matin sans laisser aucune adresse... si je peux m’exprimer ainsi.

- C’est fantastique ! Vraiment, vous m’étonnez professeur. Mais toujours à cause de mon indiscrétion maladive, puis-je savoir dans combien d’années vous “disparaîtrez” de notre époque?

- Hum ! Je suis apparu en 1949 et logiquement je devrais disparaître en l’an 2033, mais seulement si Dieu le veut mon cher.

- Ça ne vous dérange pas de devoir “disparaître” professeur ?

- Vous Walter, combien d’années vous reste-t-il avant de disparaître ? Vous l’ignorez et c’est une grâce que Dieu vous accorde. Mais moi je connais l’année, le jour et même l’heure que je serai projeté dans une autre époque. Vous pensez que c’est mieux... peut-être?

- Je ne sais pas professeur, j’aurais peur sans doute de le savoir.

- Tout comme moi Walter. Mais j’ai suffisamment parlé de moi. Il faut à présent songé à votre “transmutation”.

C’était le soir de la pleine lune. Le professeur sortit plusieurs objets de son armoire et les déposa délicatement sur la table. Puis Walter monta sur une chaise afin de pouvoir lire le titre du livre que l’homme plaça devant lui en disant :

- Je ne sais pas lire Walter ; vous voulez bien me dire ce qu’il y a d’écrit sur la page couverture ?

- Bien entendu professeur, s’empressa de répondre le chien blanc. Ce grimoire a pour titre : “L’ART DE DÉCOMPOSER UN COMPOSÉ VULGAIRE EN OR VÉRITABLE”. Puis, c’est suivi d’un autre traité qui me concerne puisqu’il a pour titre : “TRANSMUTATION ET RECETTE DU MAGISTÈRE MAGIQUE”.

- C’est parfait mon cher, pouvez-vous m’indiquer à quelle page se trouve cette recette magique ?

Le chien examina les pages que feuilleta le professeur à présent près de lui et finalement leva la patte en disant :

- C’est là professeur ; pouvez-vous placer un objet sur le coin du livre pour l’empêcher de se refermer pendant que je vais vous lire les instructions ?

- Un appuie-livre alors ? Attendez Walter, je crois que j’en ai un sur ma table de nuit.

L’homme revint en tenant un gros crâne en laiton. Il le déposa sur le coin du livre pour ensuite attendre nerveusement les instructions du chien blanc. Walter plaça sa patte droite sur la page en lisant lentement les premières lignes de ce grimoire écrit à la main :

- Amis de l’or, apprenez à travailler dans la noirceur et au clair de lune...

- Ha! j’en étais persuadé Walter ; si nous devons travailler en secret, c’est préférable de le faire dans la noirceur. Vous comprenez sans doute l’importance d’avoir un clair de lune pour éclairer la pièce ! Je vais donc éteindre les lumières.

- Je peux lire assez bien sans lumière mais on dirait, professeur, que le clair de lune est quelque peu brumeux !

- C’est normal Walter, nous sommes premièrement dans un sous-sol et deuxièmement, la lune est légèrement cachée par les vieux immeubles situés en face de la fenêtre. Puis entre nous, Londres et ses brumes n’est pas l’endroit idéal pour lire au clair de lune. Que dit la suite du magistère Walter?

- Amis de l’or et de l’art, assurez-vous de bien nettoyer le fourneau noir avant de l’utiliser. Puis, bourrez-le de bois sec et aspergez-le d’huile préparée. Puis, vider le contenu du flacon #6 dans le chaudron.

- Ha!, je l’ai trouvé Walter. Je peux lire le chiffre mais dites-moi ce qu’il y a d’écrit sur le flacon.

- Huile noire - soufre - sel de table - poudre de plomb.

- C’est bien, continuez Walter. Le four était très propre et de plus, il était déjà rempli de bois sec. Je viens de verser à présent le contenu du flacon #6 dans le creuset.

- Alors je poursuis donc professeur. Il faut maintenant allumer le four et le laisser chauffer une heure. Pendant ce temps, mélanger le contenu du pot #1 et 2 dans le bol en étain.

- Bon lisez-moi ce que contiennent ces deux pots voulez-vous ?

- No.1, poudre rouge de cinabre - cendre de charbon, #2, mercure - poudre blanche de chaux - rosée traitée.

- C’est parfait, alors je mélange le contenu des deux bouteilles dans le bol en étain. Vous pouvez continuer Walter pendant que je continue à brasser.

- C’est ensuite le contenu du pot #3 et 5 qu’il faut mélanger dans un bol en bois. Dans l’un des pots se trouve du sel mélangé à.. Du soufre ou à du “soufflet” professeur. L’étiquette est difficile à lire...

- Oh!, pas question d’utiliser ce soufre dans la recette Walter. Au moyen âge, les artisans forgerons disaient qu’on brisait les ménages par des SOUFFLETS MALINS. Je sais de quoi je parle puisque j’ai appris le métier de maréchal-ferrant. On disait que les bons mariages étaient comme des vases fragiles qu’un simple soufflet de forge peut briser. Donc si l’étiquette n’est pas visible Walter, je préfère tenter l’expérience sans utiliser le contenu de ce pot qui pue le “soufre de l’enfer”. Je vous parie en plus que ce noir produit est de la poudre à canon.

Le pauvre Walter accepta malgré lui de changer la recette car le professeur affirmait que de la poudre à canon devait avoir été mêlée aux autres ingrédients afin de faire sauter le fourneau dans la figure de celui qui utiliserait cette recette magique du magistère sans l’autorisation d’un maître. Le professeur appuya ses preuves en disant au chien indécis :

- Le père de ma bien-aimée Baichamelle a été défiguré de cette façon Walter. Il a tenté de faire de l’or mais le chaudron lui a explosé dans la figure. Mon beau-père a toujours prétendu que quelqu’un s’était amusé à mettre de la poudre à canon dans les ingrédients. Puis, de toute manière, je devrais savoir si cette sale odeur est de la poudre à canon puisque j’en ai senti plus souvent que les savants chimistes d’aujourd’hui. Vous semblez oublier que les guerres d’autrefois n’étaient pas faites avec des missiles et des balles usinées ! Si je sens de la poudre à canon dans ce pot, c’est qu’il y en a sûrement.

- D’accord professeur; il est vrai qu’il y a de fortes possibilités pour que vos expériences des temps passés vous donnent raison dans ce sens. Vous devez sans doute savoir à quoi ressemble de la poudre à canon et surtout en reconnaître l’odeur. C’est vrai que ce bocal sent vraiment bizarre!

Nos deux amis poursuivirent le magistère jusqu’au moment où vint le temps de mettre cette fameuse poudre de projection dans le bouillon brûlant. Le four dont les pattes écartelées laissaient voir le feu sous le creuset, chauffait déjà à son maximum en laissant entendre des crépitements continus. Walter montra alors un petit flacon au professeur en disant d’une voix craintive :

- C’est ici professeur que j’ai tenté de jeter cette poudre sur le mercure qui flottait alors au-dessus du bouillon doré. C’est exactement au stage final que je me suis retrouvé dans la peau d’un animal. Vous ne craignez pas de pratiquer cette dernière phase de la transmutation n’est-ce pas ?

- Au point où nous en sommes rendus, lui répondit froidement Paichel, il faut aller jusqu’au bout de la recette. Vous aviez jeté cette poudre magique sur le bouillon mais saviez-vous au moins que c’est une poudre semblable qui se trouve enfermée dans “la baguette magique d’une fée” mon cher Walter? Ne riez pas, je suis très sérieux. Lorsque la fée agite la baguette, on peut voir des milliers de petits cristaux s’échapper de celle-ci. Ce sont des particules de sel céleste et non du vulgaire chlorure de sodium. Elles sont si volatiles que personne n’est encore parvenu à les saisir au vol. C’est toutefois l’énergie de ces petites étoiles brillantes et souvent sous forme de traînée lumineuse qui agit selon les désirs de la fée. On dirait parfois que cette poudre est blanche mais en réalité, elle est laiteuse et cristalline. C’est pour cela que certains observateurs lui ont donné le joli nom de “lait de fée”. C’est évident qu’aucun mortel ne pourrait se saisir de cette poudre magique. À peine jetée sur le feu, elle projette un épais brouillard et tout ce qui se trouve au-dessus du chaudron chaud va être transmuté en animal, en pierre ou encore en or. Tout dépend de la façon dont cette poudre a été modifiée par celui qui l’a fabriqué. Je vous parie que vous aviez la figure légèrement au-dessus du chaudron lorsque vous avez été changé en chien !

- Effectivement professeur, je me souviens que je voulais voir la poudre tomber dans le bouillon.

- Et que vous étiez “ivre” en plus. Mais ce soir, nous prendrons des mesures préventives en enfermant cette précieuse poudre de projection dans de la cire. Puis, je suis persuadé que vous aviez jeté cette poudre et brassé l’élixir avec votre spatule de bois n’est-ce pas?

- En effet, mais où voulez-vous en venir au juste professeur?

- Écoutez, je ne suis pas un sorcier mais il y a des choses que j’ai appris au cours de mes nombreuses aventures dans le temps. Regardez bien la potion magique dans le chaudron. Que voyez-vous exactement?

- Hé bien, je vois le mercure qui forme une croûte sur la surface et ce qui est tout à fait normal. Maître Roger disait que le mercure étant plus léger que le plomb demeurait au-dessus de la potion.

- Oui, on dit alors que le mercure “nage” en surface, tandis que le plomb plonge au fond du creuset. Il est plus lourd, Walter, et une fois au fond du chaudron, sa fonction principale sera d’empêcher la potion de coller. On pourrait dire que le plomb fondu et séparé des autres ingrédients agit comme le fond de la mer. L’eau est claire au milieu de la mer, agitée en surface et plus ou moins propre au fond. Si personne ne trouble le fond de la mer comme les gros poissons qui aiment se camoufler dans la vase, on dit alors que le fond de la mer a retrouvé son état naturel. Lorsqu’il est troublé par ces poissons agités, on dit que le fond est chaotique. Si je vous dis cela, c’est pour vous faire comprendre que notre potion magique est au stage crucial. Si vous brassez, tout va se mélanger à nouveau et nous devrons attendre plusieurs heures avant de recueillir la potion qui nous intéresse.

- Donc, ce n’est pas le contenu du chaudron qui va servir à ma transmutation mais seulement ce qui se trouve entre le plomb et le mercure?

Paichel acquiesça de la tête en disant:

- C’est ça Walter. Disons qu’il nous faudrait tous les ingrédients de différents vases pour réaliser l’oeuvre dans un seul creuset. C’est comme se servir de plusieurs aimants qui stimulent ce vil métal qui deviendra de l’or en l’énergisant.. Cependant, notre but n’est pas de créer ce joli métal, mais de réaliser une potion magique qui te guérira de ton aspect animal. Donc, il va falloir s’assurer que l’élixir bouille afin de séparer les éléments qui nous serviront à le réaliser. La poudre de projection va simplement purifier ce qui demeure invisible sous la couche formée par le mercure. Comme celui-ci s’étend en surface et brille bientôt, tel un miroir, on ne peut savoir comment se fusionnent les éléments chimiques dans le creuset. Une croûte voile pour ainsi dire la véritable nature du principal composé chimique contenu dans le mercure. Il est si commun à son origine qu’il passe inaperçu aux yeux des observateurs. Cependant, la poudre de projection transforme non seulement du métal en or, mais des imprudents en toutes sortes d’animaux si on fait l’erreur de l’employer sans discernement. Puis, sans vous paraître indiscret, vous êtes-vous demandé pourquoi cette poudre vous a changé en chien et non en grenouille ou bien en vache ?

- Mais cette poudre aurait pu me changer en chat par exemple?

- Oh oui mon cher ! C’est une poudre magique et par conséquent elle a déjà changé des gens en moutons, en loups, en ânes, en rats ou en monstres de toutes sortes. Donc si vous avez obtenu votre corps de chien, il y a une raison à cela. On ne se fait pas changer en animal sans que cela serve ensuite à DAME NATURE.

La pauvre bête lui répondit d’un air ému :

- Je vous ai affirmé professeur que mon expérience parmi ces chiens errants m’avait ouvert les yeux. Je crois que si je retrouve mon corps d’homme que je viendrai en aide à ces pauvres bêtes abandonnées. Oui, quelque chose dans mon coeur me dit que c’est cela que je dois faire.

- Sûrement Walter. Écoutez, je connais un homme qui a été changé en âne. Il avait la tête si dure et le coeur tellement insensible qu’il erra un long moment dans un champ avant d’être découvert par un vendeur d’ânes. Cet homme l’a vendu à des bandits de grands chemins et le pauvre âne a grandement souffert de la faim, de la soif et surtout des rudes coups de bâtons. Il devait transporter des charges si lourdes qu’il était convaincu de mourir bientôt d’épuisement. Mais à travers ses épreuves, le pauvre âne a rencontré des gens qui le prenaient en compassion. Il recevait parfois une caresse amicale ou un morceau de sucre. Un jour, il prit conscience que la vie ne voulait pas le meurtrir mais simplement lui ouvrir les yeux. L’âne a dit : “Que ta volonté soit faite”. Le même jour, les brigands ont vendu l’âne à un couple de pauvres gens. Un vieil homme cherchait justement un âne pour servir de monture à sa femme enceinte. Plus tard, cet âne apprit que cette dame était la mère de Jésus.

Walter baissa les yeux en disant : “Que ta volonté soit faite”. Le professeur lui dit en souriant:

- Les choses ne vont pas toujours aussi vite qu’on le voudrait mon cher, mais l’important est de comprendre que vous venez de prononcer une formule magique qui va agir comme une bombe dans le monde inconnu des humains. Je le sais car à chaque fois que je m’abandonne à cette force magique, un événement vient me sortir d’une mauvaise situation. Parfois je me demande si j’ai bien fait car ce n’est pas toujours ce que j’espérais qu’il arrive, mais c’est toujours cependant ce qui était pour mon bien. Mais savez-vous Walter comment s’est fait votre transmutation en chien ? Regardez dans le chaudron.

Le chien s’exécuta en disant :

- On dirait bien un miroir professeur ! Oui, le mercure est devenu aussi pur que le verre.

- Exactement. Lorsque vous avez jeté la poudre de projection sur le mercure, le miroir vous a simplement projeté votre propre image. Sans vouloir vous blesser dans votre coeur, je dirai que vous étiez justement un chien qui léchait l’argent, les honneurs et les puissants notables du pays. La poudre était un genre de miroir de vérité, mon pauvre ami.

Les deux chimistes amateurs firent fondre des cierges pour ensuite en faire des petites boules dans lesquelles la poudre magique fut enfermée.

- Nous y voilà mon cher Walter, s’exclama le professeur excité. Il faut à présent introduire les boules de cire sous le mercure. Avez-vous la spatule de bois ?

- Oui, la voici professeur. Mais êtes-vous sûr que la poudre n’explosera pas au contact de la chaleur du mercure ?

- Mais non, la cire va agir comme isolant. L’important c’est de faire en sorte que la poudre aille se mélanger sous le mercure et non en surface comme vous avez tenté de le faire autrefois.

Le professeur déposa une première boule de cire sur le mercure et la fit entrer rapidement dans la potion en se servant de sa cuillère. Le chien s’était écarté instinctivement de la table comme s’il craignait de voir cette explosion qui finalement ne s’est pas produite. L’homme introduisit pas moins de neuf boules de cire dans le creuset avant de dire à son ami:

- Mais nous avons réussi mon cher Lord Walter Bacon ! Il nous reste simplement à retirer le mercure et à aspirer la potion dans un compte gouttes.

Le chien sautillait sur place en criant :

Mieux vaut se faire l’ami d’un vieux fou plein de sagesse
Que de mourir d’ennui dans les salons de gens de noblesse
Adieu vie de bourgeois, bonjour nouveau matin
Car Lord Walter Bacon va renaître en vrai humain

Son ami Saucisse sortit de son sommeil et vint danser au milieu de la pièce afin d’accompagner Walter dans sa joie débordante. Le professeur tendit un bol devant le chien blanc en disant :

- Il vous reste maintenant à boire cette potion magique. J’ignore si elle a bon goût vous savez mon cher Walter.

- Cela m’importe peu professeur. Je suis prêt à boire n’importe quoi pour redevenir un homme. Déposez le bol devant moi et retirez-vous je vous prie car s’il fallait que j’en meure professeur, je voudrais vous éviter de me voir agoniser. Puis s’il fallait...

- Voyons Walter, cette potion va agir ou ne pas agir simplement. Vous redeviendrez un homme ou vous demeurerez ce chien blanc que j’ai connu et que je saurai bien prendre à ma charge s’il le faut.

- Vous êtes très aimable professeur, alors je bois et nous verrons bien ensuite.

L’animal se mit à boire avidement et une fumée blanche se répandit sur toute la surface de son corps. On aurait dit qu’il était en train de brûler de l’intérieur. Puis, il explosa et un petit homme apparut à sa place. Il était nu et encore agenouillé devant le bol vide. Il s’empressa de placer ses mains devant sa partie intime en gémissant :

- Oh, j’ai froid professeur ! Vous n’auriez pas une couverture à me mettre sur les épaules?

- Oui Walter, lui répondit le professeur en souriant.

Lord Walter Bacon était de petite taille. On pourrait dire qu’il était dans la trentaine et qu’il avait les yeux très grands et ses sourcils épais lui donnaient un air très sérieux. Le professeur lui plaça une couverture sur les épaules et le petit homme se releva lentement en disant :

- Enfin debout ; je peux enfin me relever professeur. Cette sensation est vraiment grandiose! J’aimerais pouvoir pleurer mais j’en suis incapable. Vous me permettez de vous emprunter quelques vêtements pour que je puisse m’habiller ? Oh!, même ce mot me caresse l’oreille. Puis ces mains professeur, n’est-ce pas des merveilles! Pouvoir manipuler des objets est un véritable miracle vous savez. Il faut avoir vécu dans la peau d’un chien pour redécouvrir les possibilités de l’humain.

- Vous êtes ému Walter et cela est très bien. Je vous laisse donc vous organiser et je pense que vous pourriez même vous débrouiller pour faire le déjeuner. Regardez, le jour vient à peine de se lever. Mon ventre est moins romantique que ma tête et il me dit en criant: “Moi je veux de la bouffe à Walter”.

Un large sourire se dessina sur les lèvres de Walter.

- Je pense me souvenir comment s’y prendre pour faire des crêpes mon cher professeur. Je vous préviens qu’elles ne seront pas parfaites.

- Hé bien ! Ça au moins c’est humain, se contenta de répondre le professeur en riant.

Le lendemain, il pouvait être neuf ou dix heures du matin lorsqu’un tremblement se fit ressentir dans le logis du professeur Paichel.

- C’est un tremblement de terre, s’écria Walter qui s’empressa d’aller se cacher sous la table en compagnie de Saucisse.

- Sacré-nom-d’un-chien, j’espère que ce n’est pas ce que je pense...

- C’est quoi professeur ?

Au même instant des gens criaient dans la ruelle et de rapides coups de poings résonnèrent contre la porte. Une voix excitée cria :

- Professeur, venez voir, venez voir ce qu’il y a sur le toit de mon immeuble !

C’était la voix du propriétaire. À celle-ci s’ajouta bientôt celles de plusieurs personnes. Le professeur sortit lentement de chez lui, pressé de toute part par des questions de journalistes. Il releva la tête pour éclipser ensuite un petit sourire amusé. Son cottage était là... sur le toit de l’immeuble. Un gros écriteau, semblable à une immense étiquette était relié à la cheminée de la maison. Il n’en fallut pas plus pour qu’un intrépide journaliste prenne l’initiative de louer les services d’une grue mécanique afin de se faire hisser jusqu’au sommet de l’immeuble. Il décrocha l’étiquette et dit ensuite dans son micro : “C’est fantastique mes chers auditeurs et auditrices du Morning Peoples radio... Je vous livre en primeur le contenu du message, aussitôt après cette pause publicitaire... On me dit de passer tout de suite à un court résumé des événements... Voici donc qu’à sept heures trente-sept était rapporté par plusieurs témoins oculaires, l’étrange apparition d’une maison au-dessus de Londres. Sa trajectoire devait logiquement la conduire au milieu de la Manche mais c’est ici, au 84 St-John avenue qu’elle s’est finalement posée en douceur. Oui, je ne vous rapporte que les faits mes chers auditeurs et auditrices ! J’ai actuellement devant moi ce gros carton sur lequel est inscrit le message suivant : “Je vous serai éternellement reconnaissant professeur Paichel d’avoir délivré mes chers poussins de leur triste situation. Nous avons retrouvé la paix et nous pardonnons à ceux qui nous ont fait tant de mal. Je vous redonne ce cottage qui vous appartient non seulement d’après les lois de votre pays mais que je vous offre de tout coeur. Encore merci et que Dieu vous garde professeur. Signé : John Sonneper et ses poussins.”

Le journaliste s’empressa de décrocher l’écriteau afin de le montrer aux nombreux journalistes venus des quatre coins du monde. Le professeur était devenu une célébrité. Il raconta naïvement ses mésaventures avec les esprits frappeurs sans toutefois se prétendre le meilleur “PARAPSYCHOLOGUE” d’Angleterre. Mais Walter le rendit encore plus crédible comme spécialiste des esprits en racontant fièrement la transmutation qu’il venait de réaliser dans son petit logis. Dans tous les journaux on parla de cette maison volante et du chien transformé en humain. De partout, des gens vinrent rendre visite au pauvre professeur à présent harcelé de toutes parts par des admirateurs et admiratrices. Mais le pire, sans doute, c’était cette foule de propriétaires d’animaux qui tenaient tous à savoir si leurs chiens, leurs chats ou leurs rats n’étaient pas en réalité des “humains”, victimes d’un mauvais sort. Le professeur ne pouvait en vouloir à Walter de s’être montré un peu trop bavard car la réputation du professeur lui permit tout de même de retrouver ses titres de noblesse. En effet, les héritiers du Silverstone ont vraiment cru que le professeur Paichel les ferait harceler par des esprits “vengeurs” s’ils refusaient de redonner le manoir à leur oncle Walter Bacon ; c’est du moins ce que prétendit ce cher Lord lorsqu’il fit des démarches pour reprendre ses titres.

Quoi qu’il en soit, le professeur Paichel préféra quitter Londres en pleine nuit dès qu’il eut amassé suffisamment d’argent pour faire réparer sa Bentley. Il passa quelques jours au manoir de Silverstone en compagnie de Walter. Celui-ci lui fit visiter sa vaste propriété, à présent occupée par des centaines de chiens errants. Walter voyait à leur refaire une beauté et surtout à les confier à des gens qui sauraient les aimer. Saucisse dit alors à son maître :

- J’aimerais bien aider Walter dans sa tâche mon maître. Crois-tu pouvoir te passer de moi pour quelques mois?

- Je suis convaincu que Walter va apprécier tes services mon brave Saucisse. De mon côté, je vais voyager un certain temps et je reviendrai vous voir tous les deux lorsque les gens m’auront oublié.

- J’espère que vous n’êtes pas fâché contre moi professeur ? Lui demanda Walter d’une voix troublée.

- Non, pas du tout mon cher. Je vous ai dit que j’étais un missionnaire n’est-ce pas! Vous avez enfin repris votre forme humaine, vous accomplissez un noble travail auprès de ces pauvres bêtes abandonnées et c’est cela l’important. Votre Maître Roger sera sûrement fier de vous.

- Oh si!, mais hier soir, je suis monté au grenier pour découvrir avec joie mon Maître en train de lire dans ses vieux grimoires. Il m’a dit en souriant : “N’oubliez pas de venir toujours seul si vous avez envie de travailler dans mon laboratoire.”

- J’en suis très heureux Walter. Mais entre nous mon cher, vous devriez demander à votre Maître Roger pourquoi il dit me connaître car j’avoue ne pas me souvenir de l’avoir rencontré une seule fois au cours de ma longue vie.

- Je pense professeur que vous me mentez mais c’est votre affaire.

Le professeur Paichel quitta le manoir et sa Bentley lui dit dans sa langue métallique: “Vrom-vrom-cric-cric-put-put”. Cela voulait simplement dire qu’elle roulait tristement. Elle savait que son conducteur pleurait de devoir se séparer de ses deux amis de Silverstone. Saucisse et Lord Walter Bacon ignoraient que ce pauvre homme ne prévoyait pas revenir avant très longtemps.

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